color out of space (tartine)

Le temps s’est arrêté le jour du départ. Tadjedine se rappelle du silence exalté de sa soeur, de celui plus sentencieux et bravache de son père et de son orgueil fragile parmi tout le reste de l’équipage et des civils. Le vaisseau, comme une cité, à ses yeux était un immense cloaque rupin destiné à recevoir les sommités uniquement, quelques grandes intelligences pêchées parmi d’autres au service d’une nouvelle humanité plus forte, plus saine, plus grande. Lui et le reste de sa troupe de même sang ne devaient leur place qu’à une fortune bien mal acquise des générations auparavant mais l’argent achète tout et surtout la morale. Ici, c’est un avenir qui fut brocanté. C’était l’époque où il ne pensait à rien d’autre qu’à la chance d’être né sous le bon nom, où son regard encore adolescent se posait avec insolence et dédain sur cette figure de patriarche qu’il honnissait de chacune de ses cellules bouillantes de son arrogance. Hanté par la colère, il n’avait pas décroché un mot, ni pendant son dernier véritable repas, ni lorsque le masque à oxygène lui avait été accroché au bec avant la cryogénisation. Non, il avait préféré laisser sa cadette s’entretenir avec lui en secret, lui avait épongé les doutes et les peurs légitimes qu’un tel voyage suscitait pour un enfant de son âge, avait orné son visage d’un sourire de façade dans le seul but de faire taire les angoisses qui lui avaient tiré les larmes. Un baiser sur son front dégagé de ses boucles aux odeurs de shampoing pour la dernière fois, un courage exhorté à son oreille, rien que pour elle, et la fratrie heureuse fut définitivement séparée.

Jour 940

La douleur vient de la paume et remonte les os jusque’à la gorge, c’est ce qui le réveille sûrement. Régurgité dans la réalité; les yeux ne s’ouvrent pas tout de suite, collés dans le gel par un sommeil de presque trois ans. L’écho est long et la procession douloureuse dans son corps aux angles maigres, aux atomes qui se réveillent les uns après les autres dans une succession de petits craquements épineux sous la peau. De sa mort factice il s’extirpe, nauséeux et immobile, avalé par une faim louve qui gronde dans un corps encore vitrifié. C’est peut-être les poumons qui lui font le plus mal, c’est presque le même déploiement de sa première naissance, lorsqu’il a crié dans les bras de sa mère. Rien ne peut être fait cependant contre la douleur de la résurrection; la sensation est merdique et il se sent comme de la gerbe dégueulée par un cauchemar, à reconnecter ses membres à chaque fil, chaque couture de son encéphale en berne. Peu à peu, la conscience fait son travail et ce sont les vertèbres qui demandent à être craquées d’abord, les coudes s’embraient aussitôt et puis, le bassin, les cuisses, ses chevilles ankylosées, ses muscles déchirées par l’inactivité des dernières années.
Les paupières s’ouvrent sous les cils agglutinés. Il s’attend à beaucoup de choses, au fourmillement des médecins à son éveil sous les lumières artificielles qui lui éclaboussent la gueule, au bruit encore trop dur à supporter, à l’effervescence surtout de l’arrivée prochaine.
Il n’y a rien. Le silence s’écrase, lui ne voit à peine que grâce au faible éclairage des circuits de la cuve à la technologie avancée. Peu à peu la température repasse en positif et la vapeur entre les lèvres du garçon devient de moins en moins épaisse à mesure qu’il expire. La paroi de verre, au dessus de son visage, ne laisse rien entrevoir d’autre qu’un clignement régulier comme un pouls au loin, c’est la LED en veille du panneau d’évacuation qui n’a pas perdu sa fonction. Le reste dort. Le reste est mort. Pas l’angoisse qui avale le reste, alors que se profile la perspective d’un réveil prématuré avant la date butoir. Pour la première fois depuis des années, Tadjedine replie son bras, le soulève comme l’on élèverait une montage, glisse ses doigts le long de la vitre de la cuve utérine et individuelle dans laquelle il avait tant dormi. Il n’y a rien, à peine le bruit de sa paume qui s’y aplatie en tremblant. La panique l’engorge et son regard recherche, tâtonne, un bouton ou n’importe quoi qui inverserait le processus, mais il ne se souvient plus d’une telle manoeuvre lors de la formation aux situations d’urgences. Rien ne peut remplacer une aide humaine pour retourner à de telles températures sans abîmer les cellules vivantes et la vitrification nécessite plus qu’un bouton pour s’achever correctement.
Le coeur est dans l’estomac. La cabine ressemble davantage à un sarcophage dans lequel il peut à peine mouvoir ses membres. Putain il grogne, enroué encore. Calfeutré comme il est, sa main chine l’ouverture automatique à mesure que l’air lui vient à manquer sous la panique qui pulse sous ses veines. Il y a un déclic, quelque-part dans les machineries. L’ouverture incurvée s’ouvre en silence et l’air s’engouffre, gonfle ses poumons tandis qu’il se redresse, assis les mains de chaque côté de la cuve de métal. Dans l’urgence, il arrache l’intraveineuse dans laquelle ne coule plus rien, passe une main fragile à son visage humide. Il grelotte, sous sa combinaison  de cloropène trempée. Il n’y a pas de vie, dans l’immense salle où se succèdent les cuves de biostase. Pas de bruit. Avec une précaution relative à son état, le garçon soupèse la force de ses muscles, ramasse ses jambes contre sa poitrine pour mieux juger de leur efficacité alors qu’il enjambe sur la pointe de ses pieds chevrotants le bord de son habitacle. Un moment, Tadjedine s’appuie de ses deux mains, le front bas, sur le chassis de la capsule ouverte. Le souffle se reprend, difficile et la nausée se ravale. Il n’y a rien à vomir mais le coeur s’étrangle entre ses côtes. C’est un instant qu’il faut à l’homme pour reprendre assez d’esprit et se redresser, derechef. Devant son nez, à un mètre à peine du sien, la prochaine cuve est béante, également ouverte sur l’absence de ce qu’elle contenait. La suivante, aussi. Et puis, une autre. Et une autre. Et une autre. C’est peu de temps qu’il lui faut pour passer à revu l’ensemble de l’antichambre et faire l’amer constat qu’il y demeure seul. Avec précaution et parce-que sa vue ne se fait pas à la pénombre à peine trouée par la lumière verdâtre de la LED, Tadjedine se fraie un chemin jusqu’à l’endroit où aurait du dormir Sarsa’vah mais, à la place de sa jeune soeur il ne trouve qu’une longue trainée sous forme d’empreinte, noire et caillée, contre l’une des parois. Coincée dans une semi-ouverture, elle semble avoir été figée dans un dysfonctionnement qu’il ne saurait pas encore comprendre. ""What the fuck did happen here..." Ses genoux se dérobent, c’est violent lorsqu’il se heurte au sol avec fracas. L’esprit n’ingurgite pas l’information. Les évènements ne se raccordent pas, et aucune raison rationnelle ne saurait être entendue à cette scène qu’il ne découd pas. Mais, alors qu’il se redresse péniblement, le couloir qu’il ne peut pas voir entièrement du lieu où il se tient, s’anime dans un bruit qui ne provient d’aucune machine.
Un ronflement guttural ni humain ni animal. Dans ses os ça se fige, c'est plus efficace que des degrés Celsius en dégringolades, ça le cloue dans un effroi lorsque même ses cellules semblent s'être arrêtées quand se découpe, dans le chambranle mort de la porte, une silhouette montées à quatre pattes, aux jambes plus courtes, plus trapues, comme un homme. L'odeur, soudain, change. Ca sent la merde et ça sent la mort. Littéralement.