the lost tomb (Tadjedine)

Saida lui fait la tête, encore. Il a eu droit à son premier t’es pas mon père et le cœur s’est serré, dans sa poitrine. Ça fait longtemps qu’il n’a plus fait autre chose que ça, se serrer, à des souvenirs, à des mots, pour un rien. Saida boude, du matin au soir, elle ne semble pas apprécier les leçons, et n’ouvre plus que rarement la bouche. Il ne peut pas vraiment lui en vouloir, il était pareil, à son âge. Deux ans avant de se remettre à parler. Mais au moins, il ne lançait pas ces phrases qu’il ne peut qu’accueillir avec un air désemparé. Pourquoi tu m’as appelée Saida ? C’est moche, Saida. Bien sûr, ça aurait été mieux si ses parents avaient pu lui dire son prénom avant qu’il ne parte avec elle, mais rien ne s’était passé comme prévu. Rien ne se passe jamais comme prévu, cela fait des années que San a oublié le plan parfait de son existence pour simplement se laisser couler. Même s’il est vrai qu’il était plus agréable de se laisser couler avec Tiny à ses côtés. Tiny non plus n’aimait pas entendre son prénom, il aurait dû l’appeler autrement, certainement. San n’a pas tellement réfléchi à ça, il lui a donné le seul prénom qui lui était cher à ce moment-là. Alors il ne peut que se taire et trouver que le prénom est joli malgré tout. Tadjedine a dit que c’était joli.
La présence de son ami lui apporte un peu de réconfort, au milieu de tout ça. Même s’ils ne se sont pas quittés en bons termes lors de l’avènement de l’empire ; il n’y a pas eu d’adieu, San a dû fuir ; même s’ils n’ont pas tout à fait retrouvé le lien qui les unissait dans leurs années d’insouciance. C’est un début, c’est un visage familier à la base, quelqu’un vers qui il peut se tourner. Quelqu’un à qui il peut demander des choses absurdes et qui le suivra. Il lui offre un prétexte, un affreux prétexte duquel il devrait avoir honte, mais il n’a plus honte de cela : les reliques de son ancêtre, peut-être toujours ensevelies sous les décombres du temple des back lands. Elles avaient une importance insensée à ses yeux, il y a huit ans, comme si elles allaient lui apporter la réponse à toutes ses questions, à ses angoisses et à ses chagrins. Il avait trouvé Tiny, à la place, et ses yeux s’étaient détournés de la dépouille de Kin Chur’hee, bien moins agréable à regarder. Aujourd’hui il espère qu’elle attirera l’attention de Tadj tandis qu’il cherche autre chose, dans le restant des ruines. N’importe quoi fera l’affaire. Juste quelque chose lui ayant appartenu, quelque chose qui l’aidera à tenir face à Saida qui n’aime pas son prénom.
Alors ils y sont, dans les back lands, au milieu d’un village en partie reconstruit autour de pauvres pans de murs du temple qui sont miraculeusement restés debout, depuis la dernière fois qu’il y est allé. Le visage à moitié dissimulé sous un capuchon, les nippes de jedi laissées à la base, loin d’eux. San se grime en vieillard, quand il sort, simplement parce que Tiny aurait trouvé ça drôle, il le sait. Il a l’air ridicule, mais les pires déguisements sont souvent les meilleurs. Sa sépulture était à l’Est du temple, il indique la direction vaguement à Tadjedine comme pour lui intimer d’aller voir, même si en vérité il s’en souvient à peine. Il s’excusera plus tard. Je vais aller demander aux villageois s’ils n’ont pas déterré quelque chose.

Il s’est lavé la tête. Ça paraît rien comme ça mais c’est beaucoup quand on a pué la crasse pendant des semaines. Il aime bien voir ses ongles propres aussi, bien coupés, bien limés et ses boucles sur la gueule qui lui font une trogne de chérubin. Alors il s’est regardé. Longtemps. Il a frotté sur les tâches de rousseur, sur sa cicatrice d’acné au coin du nez. Il a touché l’ourlet de sa lèvre, passé son doigt sur les pommettes qui ressortent trop, caressé les sourcils tellement épais. Il a encore l’adolescence imberbe sur les traits, y a rien qui pousse sur sa gueule, on dirait un gosse encore mais il a des siècles dans les yeux. Comme à chaque fois, c’est Atlas qui l’a sorti de ses rêveries avec une douceur caractéristique et Tadjedine a brièvement passé ses doigts contre sa nuque pour le gratifier d’un sourire entendu. Ils ne se sont pas vraiment quittés depuis Theed, la chambre a été partagée sans trop de concertation non plus. C’est comme ça c’est tout et c’est même très bien. Il lui a dit tu feras attention ? puis il y a eu des demandes, aussi. C’est un processus quotidien; sans qu’il ne perdre jamais patience même à force de répéter. Dis non si t’as pas envie, envoie les chier si ça te gonfle, Atlas. Lui l’a au coin de l’oeil, tout le temps. Il surveille qu’on ne ne prenne pas avantage sur ce que l’on pourrait considérer comme quelque-chose d’inférieur. Faudrait pas qu’on lui marche sur la botte, faudrait pas qu’on le regarde de travers, qu’on lui demande des trucs qu’on oserait pas proposer à un squelette et de la chair. Il l’a quitté avec cette inquiétude là, mais l’enjeu de San, au regard de l’amitié qu’il lui porte encore, fut suffisamment convainquant pour décaniller de Cassiopeia après un mot laissé à Kahl.

Il a vu que c’était important, il peut bien aller chercher les os d’un vieux machin cané depuis des lustres si ça peut suffire à ce qu’il fasse moins la tronche au quotidien. L’ancien apprenti a bien remarqué que quelque-chose manque au regard de San et se doute bien de quoi - de qui - il s’agit mais le sujet est trop pétri de pudeur encore pour être abordé avec sincérité et sérénité. Tadjedine ne souhaite pas brusquer des confessions, elles viendront lorsqu’elles viendront. Peut-être jamais, il lui laisse au moins ce choix là. "Bah merde alors." Il avait ri en le voyant grimé en ancêtre. "La gueule que ça te fait…" Il avait essayé de ne pas rire mais l’entreprise fut un semi échec à la vue de sa bobine poudrée pour se donner l’air d’un vieux. C’est qu’il a toujours trouvé l’imagination de San particulièrement spectaculaire et jamais attendue. Déjà à l’époque des espiègleries, il s’était incliné.
Les épaules haussées, lui ne s’était pas embarrassé d’apparats autres que ses friches habituelles et s’était laissé guider par le Jedi jusqu’aux ruines une fois arrivé sur Naboo.

"Je dois m’incliner ou un truc comme ça ?" Pourquoi pas, puisqu’un temple est supposément sacré. Il ne partage pas forcément certaines croyances mais ne crache aucune défiance vis à vis d’elles et encore moins au regard de ceux qui les pratiquent. Il observe les ruines à ses pieds, c’est triste ces fondations bombardées qui n’ont pas tenu le choc ni de la guerre ni de la haine. C’est à savoir combien de cadavres n’ont jamais pu être retrouvés en dessous des bottes qui font rouler les pierres. Une fois le terrain brièvement analysé, le gosse se redresse un peu les mains dans les poches. Sous le vent la capuche est retombée contre ses épaules et les cheveux s’éparpillent sur son visage terne. Il a l’oeil méfiant et le nez plissé par le soupçon, jetant à peine un regard à l’endroit que San lui dévoile vaguement. Tadjedine pour lui jouera le jeu mais les facéties ne dureront sûrement pas longtemps, il n’a pas la patience des secrets. "Très bien. Et quand tu reviendras, tu me diras ce que l’on cherche vraiment." Il lui grogne en déplaçant du bout du pied une brique. Ils sont face à face maintenant et il fait un peu la gueule avant de le gratifier d’une main à l’épaule.

L’espoir est idiot, sûrement vain. Il y a peu de chances de retrouver quoi que ce soit sous les gravats, après tant d’années. Les villageois ont sans doute déjà récupéré ce qu’ils pouvaient, peut-être que des pillards sont passés par là, aussi. Il n’avait pas eu le temps de fouiller, cinq ans plus tôt, quand le temple venait à peine d’être détruit. Maître Karaal était dans son dos, surveillant le moindre de ses faits et gestes, et il y avait trop de risques que l’Empire attaque une seconde fois en apprenant la présence d’étrangers suspects sur les lieux. Il ne pouvait pas faire cela aux habitants qui avaient subi tant de pertes. Alors l’espoir est idiot et vain, certes, mais il aura le sentiment d’avoir fait quelque chose. Le regard de Tadj est moins pesant que celui de son maître, même s’il n’en demeure pas moins soupçonneux. San joue les innocents, pour l’heure, pourtant il sait que son ami n’est pas dupe. Ce n’est pas comme s’il a un jour eu un don pour le mensonge, et Tadjedine le connaît mieux que quiconque. Il aurait peut-être accepté même s’il lui avait dit la vérité de but en blanc, au fond, mais San n’est pas encore prêt à mettre des mots sur sa douleur. Et si dire les choses à voix haute les rendait vraies ? Il ne peut tout simplement pas prononcer les paroles insoutenables, bien qu’il les pense chaque jour depuis qu’il a vu le temple dévasté. Tiny est mort. Il va falloir qu’il se fasse une raison. Il va falloir qu’il l’admette, qu’il fasse son deuil, comme tout le monde le fait, pour toutes les victimes de ces dernières années.
Mais pas aujourd’hui.
Pas encore. Garder espoir un peu plus longtemps. Lui écrire des lettres comme s’il allait pouvoir les lire, lui parler même s’il n’est pas là, fermer les yeux et prétendre qu’il est à ses côtés, juste une dernière fois. Alors il adresse une moue narquoise à Tadj qui lui demande s’il doit s’incliner, lui lance un ça sert à rien de t’incliner si tu n’y crois pas. T’auras juste l’air con, avec un sourire qui ne colle pas à sa tête de vieux du moment. Son ami n’a pas du tout l’air partant pour jouer les archéologues. Le contraire l’aurait étonné, de toute façon, et il lui offre un sourire paisible tandis qu’il lui fait part de sa méfiance à son égard. Ça n’a pas de quoi l’offusquer. Ce n’est que la vérité. Il répond à la main sur son épaule par une tape sur sa joue, moqueuse. Pourquoi ? L’histoire du cadavre de Kin est vraiment meilleure, je t’assure. Je reviens. Sans plus attendre, il tourne les talons pour concentrer ses recherches sur les endroits appréciés par Tintin.

1-2 : pendant que San cherche ailleurs, Tadj trouve des lettres cachées derrière l’une des pierres d’un mur encore debout, près de la tombe de Kin Chur’hee.
3-4 : en interrogeant un villageois, il apprend que le temple se prolonge à l’intérieur de la montagne.
5 : en parcourant les rues du village, il tombe sur un des ewoks qu’il avait adoptés avec Tintin.
6 : un peu en retrait du village, il trouve une cabane qui lui rappelle curieusement Tintin.
7 : Tintin est là.
8 : il questionne un villageois qui lui dit qu’il a vu Tintin récemment.
9-10 : il ne trouve aucun indice.

Les villageois ne savent rien, et lui ne sait pas où chercher. De longues minutes plus tard, c’est bredouille qu’il revient auprès de Tadjedine, les yeux peut-être un peu trop humides, aussi. Ils n’ont rien récupéré. Et toi, t’as trouvé quelque chose ? Le cœur est moins gorgé d’espoir, à force de se serrer, mais il aimerait tant entendre l’autre padawan lui répondre oui.

Il a regardé à droite et à gauche avec son nez plissé et sa bouche qui boude, les mains bien enfoncées au fond de ses poches, l’air de se demander si ce qu’ils pouvaient avoir à chercher était de l’ordre du réalisable ou s’ils devaient plutôt s’attendre à devoir mettre un bouquet sur une tombe. Puisque San n’est pas venu avec des fleurs, c’est qu’il s’accroche sûrement encore à quelque-chose, un indice dans la Force, un petit rien comme ça qui lui traîne dans la tête. Un et si à l’étreinte épaisse, c’est ce qui font les espoirs et que Tadjedine n’aime pas trop. L’autre Palawan et lui n’ont pas eu le temps de parler de ces choses là. Ils peinent à s’apprivoiser pour la seconde fois ; malgré les souvenirs, il faut réapprendre l’autre, accorder les réticences,  combler le vide de ces dernières années et puis ranger les crocs. L’un et l’autre sont trop farouches pour se  retrouver dans une naïveté qui ne leur ressemble pas. Alors Tadjedine a laissé ses questions à sa pudeur et reviendra les chercher plus tard ; lorsqu’ils seront prêts à donner à l’autre plus que des miettes. Il ne sait pas trop à quoi peut ressembler cette douleur particulière, à quel point elle étripe et ce qu’on peut bien vouloir en faire. Le deuil sûrement que ça fane les traits et alourdit le regard. La tristesse rend les gens moches et San reviendrait peut-être un peu plus lumineux s’il daignait lui partager ce qui s’était passé.
Pour le moment perché encore sur ses cailloux qui autrefois maintenaient un temple dont il n’a aucune idée de ce à quoi il a bien pu ressembler, son regard se coince sur celui de San. Il ne répète pas qu’il a l’air con avec sa tronche de centenaire, il lui a déjà trop fait la remarque lorsqu’il avait décidé de se marier à son moine en carton à l’autre bout de la galaxie, avec des gamins moches aussi nombreux que ses dents. Tadjedine lui en a voulu longtemps ; à la fin il ne savait même plus pourquoi et le sentiment a fini par disparaître. Des pardons il en a beaucoup à formuler, il faudra un jour que ça lui sorte d’entre les lèvres.

L’endroit est paisible, dans son manteau d’hiver. Il y a plus de givre nulle part, juste le vent qui fait danser les branches et des odeurs de terre. Il hume un peu, dans le vide, ramasse ses boucles derrière son oreille de ses doigts gantés en cueillant les mots de San. La réponse ne lui plaît pas. S’il fronce les sourcils, le môme se garde de dire quoique ce soit, peu enclin à être cinglant quant à la façon dont son ami gère une situation qu’il ne fait, au final, que deviner.
"J’aime pas quand tu fais ça." Il grogne quand même mais San lui a déjà tourné le dos. Il fait pareil, au bout de quelques secondes de silence.

La Force demande un équilibre épineux. Son père a beau lui apprendre les vertus de la délicatesse, Tadjedine reste un tas de nerfs dans un corps trop maigre pour tout ces noeuds, avec ses trop pleins de tout et ses conceptions tout à lui d’appréhender ses émotions. Mais manier cette chose à sa juste dose, c’est tisser de la soie avec une acuité d’orfèvre et il n’y a bien qu’Atlas pour savoir être doux et mesuré malgré sa carrure. Au début il a déplacé des cailloux à l’endroit indiqué en priant pour ne pas tomber sur des restes de fémur ou des vertèbres mangées par les insectes mais il ne semble plus exister d’autres choses que de la poussière et des morceaux de verrerie aux couleurs passées. Il n’y a rien qu’il puisse trouver par ses seules mains et le recours à la Force lui sembla être plus qu'approprié, quand bien même il lui fallait être attentif à ne pas la dévoiler davantage. Elle reste un murmure, à peine un petit bruit entre ses tempes mais, malheureusement, les restes du temple ne parlèrent pas.

"Il est pas là." Il dit comme ça, après être retourné auprès de San. Tadjedine ne relève pas les yeux humides et les paupières gonflées. "Il n'y a rien ici." Pas de vivant et pas de mort non plus. En poussant un soupir, l'ancien Sith plonge sa main dans sa cape avant d'en sortir une canette de soda beaucoup trop sucré. Il ne dit rien encore, lui tend juste en insistant d'un regard apaisé. "Bois un truc. C'est pas encore terminé."

Dans ce village, chaque recoin est un souvenir. Il pourrait en raconter des dizaines sur le temple seul. Non pas de ses entrevues solennelles avec les moines, ou de sa communion spirituelle avec Kin Chur’hee. Au fond, la chose pour laquelle il était venu ici il y a des années ne s’est jamais produite. Il n’a pas trouvé la paix, ni l’esprit de son ancêtre. Il ne l’a même pas réellement pardonné, il a seulement oublié pourquoi il lui en voulait tant. Parce qu’au lieu de trouver la paix, il a trouvé Tintin. La Force opère parfois de manière curieuse. Il s’est demandé quelquefois si elle n’avait pas mis son mari sur sa route si parfaitement tracée jusque-là pour qu’il se perde en pleine forêt comme il le faisait enfant, sans avoir peur d’emprunter les chemins de traverse ou les sentiers plus longs. Accepter la Force telle qu’elle est, fluide et imprévisible, au lieu de vouloir la courber sous sa volonté. Il n’aurait jamais pu l’accepter, sans Tintin, sans avoir cet idiot trop libre et impulsif attaquant son armure jour après jour, entre sarcasmes insupportables et mouvements de sourcils troublants. San était jeune, ses hormones ont sans doute joué une grande part dans cette histoire. Il ose croire que s’il avait été un peu plus vieux en le rencontrant, il aurait mieux résisté. Mais ça se serait probablement terminé de la même façon. Saidatin est une tempête emportant tout sur son passage, il est vain de se battre contre le vent. Tadj ne le comprenait pas, à l’époque. San n’est pas certain qu’il comprendrait mieux, aujourd’hui. Après tout, il a conscience que son ami ne voulait que son bien, et Tintin n’était pas ce qui semblait être un bon choix, au premier abord. Lui-même avait des doutes, mais il suffisait qu’il le voie pour que les doutes soient balayés au vent. Ce n’était pas quelque chose qu’il pouvait expliquer à Tadj. Ce n’est pas quelque chose sur lequel il est aisé de poser des mots. Encore maintenant.
Le soleil est radieux, au-dessus de leurs têtes, et c’est bien le seul. La neige encore présente sied mieux à sa triste mine, son regard sombre tandis qu’il parcourt les ruines, se rappelant de chaque instant. S’il pouvait au moins oublier ça. Ne pas revoir Tiny ronflant sur son lit de rochers à côté de la tombe de son ancêtre, juste en y posant les yeux. Il lui semble qu’il avait passé cette journée à le regarder, peu importe ce qu’il faisait, bricolant son droïde, dormant, balançant de la boue à Zhin ou cuisinant, San ne se souvient pas d’un moment où il a détaché ses pupilles de lui, ce jour-là. Un soupir quitte ses lèvres alors qu’il repose ses yeux sur Tadj, un faible sourire pour accueillir ses paroles ; parle-t-il encore de Kin, quand il dit qu’il n’est pas là ? Quelle importance, au fond, San lui est reconnaissant d’être là, même s’il n’a rien trouvé. Il n’est même plus sûr de savoir pourquoi il s’est laissé emporter par tant d’espoir. Presque vingt saisons se sont écoulées, depuis qu’il a découvert le temple en ruines, hivers et printemps ont eu le temps d’effacer tout ce qui restait de lui. Tintin n’est en vie qu’à travers lui, il le sait, et pourtant.
Il contemple un moment la canette offerte d’un air perplexe. Contrairement à Tadjedine, il n’a jamais eu le goût pour les choses sucrées. Il a toujours mangé ce qu’on lui donnait sans broncher, et il n’y a guère que son époux disparu qui ait trouvé le moyen de s’adresser à son estomac. Il tuerait pour des nouilles de Tintin. D’un geste délicat, il prend la canette et l’ouvre pour la retendre à Tadj sans en avoir bu la moindre gorgée. Je crois que ça te fera plus plaisir qu’à moi. Pense à mes vieilles dents. Prenant place sur un muret encore debout, il jette un œil aux alentours, se remémorant les lieux tels qu’ils étaient dans leur grandeur passée. Et si c’était terminé depuis des années ? C’est peut-être lui, le problème. Il n’a jamais été foutu d’avancer, toujours à se rattacher aux choses révolues, alors qu’il se pourrait que tout le monde ait oublié. T’as jamais eu l’impression de bloquer sur un truc mais que tous les autres s’en tapent ? Je me demande si je manque à ma famille, parfois. Peut-être qu’ils sont persuadés qu’ils ont fait le meilleur choix possible en m’envoyant à l’Académie, et moi je leur en veux toujours pour ça, tu vois ? Il hausse les épaules, un rien. Peut-être que j’m’accroche pour rien. De la pointe du pied, il tente de déplacer un caillou enfoncé dans le sol, pas évident du haut d’un muret, avec des jambes comme les siennes. Si Tadj a grandi, depuis l’an 0, lui n’a pas pris un centimètre. Tout est désespérant, en ce moment.

Les liens ont ça qu’ils ne meurent jamais. D’un passage ou d’une toile d’années bien tissée, ils s’encrent comme des empreintes qui ne se tarissent pas. Il a lutté contre ce postulat, un temps. Il a essayé de troubler les images sans comprendre qu’il s’agit plus que du souvenir d’un visage. En partant, il a emporté tout le monde. Il a emporté San, aussi. San qu’il a conspué de mises en garde sans comprendre qu’il se trompait, sans savoir interpréter les signes de détresse et les moments où il aurait du, pu, intervenir autrement que par le verbe acéré et les oeillades méchantes. La fraternité lapidaire a crevé sous ses propres colères, ses incompréhensions d’adolescent pas foutu d’empathie pour la douceur au coeur des autres et Tadjedine, longtemps, ne s’est pas embarrassé ni de remords ni d’embarras. San avait fait ses choix, il l’avait laissé confire avec. Et puis la fierté se retire comme une vague et c’est à ce moment qu’apparaît le cadavre d’une relation qui aurait mérité une considération autrement plus intelligente. C’est ce qu’il se dit, quand dans le regard de San quelque-chose s’éteint encore davantage. Un instant, il reste interdit à toute réponse, ne soulève rien qui ne doit être relevé. La douleur de son ami lui appartient, il ne s’en saisit pas. Si ses mensonges quant à la nature de leur présence ne tiennent que par respect, l’ancien apprenti n’en fait pas état.
Il n’a pas assez de connaissance sur cette histoire pour lui apporter une autre forme de soutien que d’être à ses côtés, il ne sait pas, n’a jamais rien voulu savoir. Les morceaux, pourtant, gagneraient à se raccorder pour laisser au puzzle le soin d’être entier. Tadjedine aurait aimé être cet ami plus tôt.

Il y a une moue sur sa trogne lorsque la cannette intacte lui est redonnée. Tant mieux au fond, puisque c’est la collation qu’Atlas lui a demandé d’emporter le partage lui est moins évident. Distrait, il boit sans répondre, grimace au sucre acide des agrumes synthétiques. Les gorgées sont pleines, s’infiltrent dans le gosier pour lui délasser les muscles encore tendus par la fraîcheur et la fatigue. Certaines minutes sont faites pour le silence, Tadjedine laisse sa peau ramasser les rayons d’un soleil encore timide sous sa paresse d’un début de saison. A quelques mètres de ses pieds ont éclos des fleurs à grelots blancs en jachère, entre les pieds des salsepareilles épineux qu’un début de printemps vient faire rougir. Doucement, l’ancien apprenti tend le nez, hume l’air charrié par le bois et les miasmes de terre humide sur laquelle se fond les dernières neiges. "Tu ne serais pas ici." Il répond, la voix neutre. Il sait bien que San a le coeur à chercher les fantômes, mais ce ne sont pas des restes qu’il est venu trouver ; sinon ceux des preuves qui sauraient regorger le petit espoir qui lui demeure. Paresseux mais pas stupide, Tadjedine lui glisse un regard tranquille et sans fulgurances.
Il n’intervient pas, alors que pour la première fois depuis tant de temps, le Jedi consent à un peu de transparence. Les mots lui portent une réflexion très vite tranchée et il baisse les yeux sous un sourire de façade. Aux souvenirs aigres-doux, il hoche un peu le menton, songeur. "Non." Sourit-il sans hésiter à la question posée. "Je ne donne pas d’importance à ce qui ne sait pas me faire avancer." Sous ses doigts, le relief de la canette qu’il tourne. Une commissure se plisse. Le souvenir de sa soeur sait encore attiser des introspections auxquelles il s’arrache avec douleur et n’échoue jamais à le contrarier lorsqu’il remonte. "Pourquoi tu leur en voudrais, San ? Ils voulaient pour toi une vie meilleure que ce qu’ils pensaient avoir à t’offrir non ? Tu en es là où tu es aujourd’hui en partie parce-qu’ils ont fait le choix de se séparer de leur môme ; peut-être que tu souffrirais pas à crever si t’étais resté mais qu’est-ce que t’aurais fait, au fond ?"  Il soupire ; prend le temps de comprendre l’indélicatesse de ses mots qu’il ne corrige pourtant pas. Au fond, Tadjedine n’a jamais eu la parole des bonnes augures et son ami n’a su être épargné par ses traits d’esprit si peu en dentelle. "Je sais pas." Il tapote du bout des doigts le métal dont l’écho se disperse au coeur de la canette presque vide. "Si t’étais là que pour des vieux morceaux d’os tu serais pas aussi triste, alors je sais pas quoi te dire." Non je sais pas, moi, si tu commences pas par me dire la vérité. Le regard se rehausse à l’adverse et il n’y a pas d’amertume, pourtant, et pas de reproche non plus. Les épaules se délassent alors qu’il bande les muscles, s’étire doucement sans trop d’élégance. "T’aurais pu venir ici n’importe quand après Nevarro. Pourquoi maintenant ? Honnêtement, San, je pense que t’as déjà ta réponse." Le pouce s’en va gratter l’arête étroite de son nez. Bien sûr, il a fort à parier que son ainé est disposé au goût du romantisme tragique, malgré tout et puisque le sujet avait tant amendé leurs engueulades, il n’aurait aucune bonne raison de demander à Tadjedine de l’accompagner si la seule raison fut de se lamenter. A ce moment où les regards se quittent, celui du plus jeune se fait plus haut, distrait par une fleur aux pétales déployés sur un coeur en froufrous, plus pâle et rose. Sur ses babines se dessine un sourire et l’élan est assez convaincant pour lui faire escalader sans mal le muret encore debout. Il ne lui faut pas plus de quelques secondes pour en atteindre les hauteurs et se pencher sur la jolie curiosité qu’il compte remporter sur le vaisseau. Celle là il est certain que l’androïde l’appréciera. Pourtant, au moment où les doigts anguleux se saisissent de son extrémité pour en arracher les racines, Tadjedine sursaute, soudain interloqué par l'espèce de peluche aux yeux brillants qui vient pointer le bout de son nez tout proche du sien. "... Qu'est-ce que tu veux, toi ?" Il gronde à l'insolent, le nez plissé et dubitatif sur la créature étrange qui vient de se dresser face à lui. Ca se toise comme deux imbéciles, avant que la bête au nez écrasé et au regard de bovin ne vienne s'emparer de la canette dont il ne s'est pas débarrassée.
" EH TOUCHE PAS ! SAN !" La voix s'égosille alors que, d'une main rapide, Tadjedine se saisit du dos du voleur par le capuchon.

1 à 2 : il y a un drôle de truc blanc en train de louer quelque-chose.
3 à 4 : il y a un drôle de truc gris assoupi sur la pierre à l’ombre d’une ramure.
5 à 6 : il y un drôle de truc caramel qui lui saute à la tronche 
7 à 8 : il se prend de la boue en pleine mouille (par un drôle de truc noir)
9 à 10 : il y a un drôle de truc caramel qui lui choppe sa précieuse canette